Droit public des affaires & Activités régulées (1)

Newsletter Droit public – Octobre 2022

Commande publique

  • Imprévision et conditions de modification des contrats publics : le conseil d’Etat donne le mode d’emploi pour faire face à la hausse des prix.

Conseil d’Etat, avis du 15 septembre 2022, n° 405540

Saisie d’une demande d’avis par le ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique en juin dernier, la section de l’administration du conseil d’Etat a rendu le 15 septembre 2022 un avis relatif, d’une part, aux possibilités de modification du prix ou des tarifs des contrats de la commande publique et, d’autre part, aux conditions d’application de la théorie de l’imprévision.

Pour mémoire, le premier ministre avait déjà adopté en mars 2022 une circulaire afin de rappeler les conditions dans lesquelles les acheteurs publics pouvaient adapter leurs contrats. Cette circulaire prévoyait notamment l’application de la théorie jurisprudentielle de l’imprévision aux contrats de la commande publique en cas de bouleversement de l’économie du contrat engendré par la hausse des prix[1].

L’avis rendu par le conseil d’Etat le 15 septembre dernier était donc particulièrement attendu par l’ensemble des acteurs de la commande publique, dans un contexte de hausse des prix de certaines matières premières telles que le gaz et le pétrole provoquée par la guerre en Ukraine.

Le conseil d’Etat indique que ni le code de la commande publique ni les directives européennes ne s’opposent à une modification portant sur les seules clauses financières ou sur la durée du contrat. Le conseil d’Etat admet donc le principe de la modification « sèche » du prix, à savoir la modification des seules clauses financières [2]. Il est ainsi possible de modifier le montant d’un prix ferme, de modifier une clause de révision des prix, voire d’intégrer au contrat une telle clause lorsque celle-ci n’a pas été prévue dans les documents contractuels.

Le conseil d’Etat précise à cet égard les trois cas autorisant un changement non prévu dans les documents contractuels :

  • En cas de circonstances imprévues, sous réserve que la hausse des prix n’ait pas pu être anticipée au moment de la signature, que les conséquences financières dépassent « les limites ayant pu raisonnablement être envisagées par les parties lors de la passation du contrat» et, enfin, que la modification soit nécessaire et proportionnée et qu’elle n’excède pas en toute hypothèse 50 % du montant du marché (plafond applicable autant de fois qu’il y a de circonstance imprévue distincte) lorsque l’acheteur est un pouvoir adjudicateur [3] ;
  • En cas de modifications non substantielles du contrat, sous réserve de ne pas modifier l’objet du contrat et de ne pas faire évoluer l’équilibre économique du contrat en faveur de l’entrepreneur ;
  • En cas d’avenant de « faible montant » (inférieur à 10 % du montant initial pour les marchés de services et de fournitures et les concessions, 15% du montant initial pour les marchés de travaux)

Le conseil d’Etat énonce que, sous réserve du respect de ces règles, « le caractère en principe définitif des prix des marchés ne fait pas obstacle à leur modification ». Néanmoins, cette modification sèche du prix constitue une faculté pour les parties, mais ne présente pas un caractère obligatoire. L’acheteur n’est pas tenu d’y faire droit, à la différence de l’indemnisation pour imprévision, qui est, elle, de droit pour les titulaires de marchés. Sur le plan formel, elle implique une modification du contrat (avenant en principe).

A défaut de convenir avec l’acheteur d’une modification sèche du prix, le titulaire peut, sous certaines conditions, se voir octroyer une indemnité pour imprévision. Rappelons que cette théorie jurisprudentielle a été consacrée il y a plus d’un siècle par le juge administratif[4] et qu’elle est aujourd’hui codifié à l’article L. 6 du code de la commande publique[5]. Dans cette hypothèse, les parties peuvent conclure une convention d’indemnisation qui a pour objet de « compenser les charges extracontractuelles subies par le titulaire ou le concessionnaire » (distincte donc du contrat lui-même et qui ne prend pas la forme d’un avenant). En cas de désaccord entre les parties, l’indemnité d’imprévision peut être accordée par le juge du contrat, le plafond de 50 % du contrat initial imposé aux modifications sèches ne s’imposant pas au juge dans une telle hypothèse.

Le conseil d’Etat rappelle que, conformément à sa jurisprudence, l’indemnité d’imprévision doit rester provisoire et que, « si les événements ayant justifié son octroi perdurent, le caractère permanent du bouleversement de l’équilibre économique du contrat fait obstacle à la poursuite de son exécution, de sorte que l’imprévision devient un cas de force majeure justifiant la résiliation de ce contrat ». A cet égard, l’indemnité allouée au titulaire (qui n’a donc formellement pas modifié le contrat lui-même et en reste distincte, contrairement à l’hypothèse d’une modification « sèche » du prix par voie d’avenant) n’a pas à être inscrite dans le décompte général et définitif établi à l’issue de l’exécution d’un marché, à la différence des indemnités versées à l’entrepreneur au titre des sujétions techniques imprévues.

Enfin, le conseil d’Etat formule dans son avis une différence notable d’appréciation entre les marchés publics et les concessions s’agissant de l’application de la théorie de l’imprévision. Si le conseil d’Etat admet l’application d’une indemnité pour imprévision aux contrats de concession comprenant des clauses financières à caractère forfaitaire, dès lors que les dépenses supplémentaires supportées sont de nature à bouleverser l’économie du contrat, il souligne qu’un contrat de concession implique par nature un risque d’exploitation qui pèse « pour une partie non négligeable sur le concessionnaire ». En définitive, la théorie de l’imprévision trouve donc à s’appliquer plus aisément aux marchés publics qu’aux contrats de concession.

  • Le conseil de l’Union européenne adopte des conclusions sur le développement de marchés publics durables.

 Projet de conclusions du conseil de l’Union européenne sur le développement de marchés publics durables (2022/C 236/02)

Le conseil de l’Union européenne a adopté le 9 juin 2022 des conclusions proposées par la présidence française relatives au développement de marchés publics durables.

Pour mémoire, les conclusions du conseil de l’UE exposent les travaux futurs prévus dans un domaine d’action spécifique. Elles sont sans effet juridique mais peuvent inviter la commission européenne à présenter une proposition ou à prendre des mesures de suivi.

Les conclusions adoptées le 9 juin dernier visent à consolider le rôle et le soutien des acheteurs publics dans la réalisation de la transition vers une économie verte, innovante, circulaire et socialement responsable, en accord avec les objectifs contraignants de réduction des émissions de gaz à effet de serre et de neutralité climatique réaffirmés par le Paquet “Ajustement à l’objectif 55” qui prévoit la réduction des gaz à effet de serre d’au moins 55 % d’ici 2030 et la neutralité carbone en 2050.

A cette fin, le conseil invite la commission européenne et les Etats membres à étudier l’opportunité d’introduire dans les procédures de passation des contrats de la commande publique des objectifs de développement durable et des critères de durabilité.

Par ailleurs, le conseil invite instamment la commission et les Etats membres à travailler de concert pour cartographier, pour les marchés publics, les secteurs pertinents au regard de leur sensibilité à l’égard des considérations de développement durable, et ainsi procéder à une évaluation de leur maturité, en tenant compte, par exemple, de la capacité des opérateurs économiques à répondre à ces nouvelles considérations.

Ce travail de cartographie a pour finalité d’identifier l’ensemble des textes sectoriels de l’Union européenne pouvant faire l’objet d’une modification dans les années à venir.

Ainsi, si la commission et les Etats membres suivent ces conclusions, les textes européens régissant les secteurs d’activités identifiés comme pertinents pourraient être modifiées d’ici 2030, les textes régissant les autres secteurs d’activités ayant quant à eux vocation à être modifiés dans un second temps, à l’horizon 2050.

  • Publication par la direction des affaires juridiques (DAJ) du ministère de l’économie et des finances d’un nouveau guide sur les aspects sociaux de la commande publique.

Guide sur les aspects sociaux de la commande publique

La direction des affaires juridiques (DAJ) du ministère de l’économie et des finances a publié le 13 septembre 2022 la nouvelle version de son guide sur les aspects sociaux de la commande publique. Ce guide a vocation à aider les acheteurs publics à s’approprier les mécanismes disponibles pour une meilleure prise en compte des objectifs sociaux dans leurs achats.

Pour rappel, les clauses sociales ont été introduites en 2001 dans le code des marchés publics. Progressivement, et sous l’impulsion des évolutions du droit de l’Union, les règles de la commande publique ont étendu les possibilités pour les acheteurs et autorités concédantes de prendre en compte des considérations sociales d’insertion.

Cette édition 2022 du guide sur les aspects sociaux de la commande publique, réalisée par la DAJ en co-pilotage avec la direction des achats de l’Etat (DAE) et la délégation générale à l’emploi et à la formation professionnelle (DGEFP), intègre les dernières évolutions législatives et réglementaires, et notamment :

  • Le plan d’action de l’Union européenne pour la mise en œuvre d’un socle européen de droits sociaux. Ce plan encourage les acheteurs publics à intégrer davantage de critères socialement responsables dans leurs marchés ;
  • La publication le 1er avril 2021 des nouveaux CCAG qui ont introduit dans les marchés publics des clauses d’insertion professionnelle à destination des individus éloignés de l’emploi ;
  • La loi n° 2021-1104 du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets dite loi « climat et résilience » qui prévoit d’ici août 2026 l’obligation d’introduire dans les contrats de la commande publique dont les montants sont supérieurs aux seuils européens des conditions d’exécution prenant en compte les considérations relatives au domaine social ou à l’emploi ;
  • Le plan « France relance » visant à accélérer les transformations écologiques, industrielles et sociales (30 milliards d’euros investis dans la transition écologique et 36 milliards d’euros investis dans la politique de cohésion des territoires) ;
  • Le nouveau plan national pour les achats durables 2022-2025 (PNAD) fixant un objectif annuel de 30 % minimum des contrats de la commande publique incluant au moins une considération sociale.

Ce nouveau guide publié par la DAJ inclut en particulier une nouvelle thématique sur la promotion de l’égalité femmes/hommes dans les marchés de la commande publique.

  • Le montant d’un accord-cadre peut être dépassé en l’absence de modification substantielle du contrat

Cour de justice de l’Union européenne du 14 juillet 2022, EPIC Financial Consulting Ges.m.b.H, C-274/21 et C-275/21

La cour de justice de l’UE s’est prononcée en juillet dernier sur une question préjudicielle portant sur les modalités de passation de marchés publics autrichiens de fournitures de tests antigéniques conclus sur la base d’un accord-cadre dont la valeur maximale était déjà dépassée.

En l’espèce, la question préjudicielle posée par le tribunal administratif fédéral autrichien visait notamment à préciser la qualification juridique des marchés publics passés au titre d’un accord-cadre dont la quantité et/ou la valeur maximale des travaux, fournitures ou services concernés ont été atteintes.

La cour confirme sa jurisprudence classique en rappelant, d’une part que le montant maximum d’un accord cadre présente un caractère obligatoire, d’autre part que l’attribution d’un nouveau marché ne peut légalement être fondée sur un accord-cadre privé d’effet du fait du dépassement de la ou des limites fixées par l’acheteur.

Pour mémoire, dans sa décision de principe Simonsen & Weel du 17 juin 2021[6], la cour de justice de l’UE avait précisé la portée de l’obligation pour un pouvoir adjudicateur de mentionner le montant maximal de l’accord cadre dans son avis de marché ou, à défaut, dans le cahier des charges. La cour de justice de l’UE avait précisé dans cet arrêt que la fin d’un accord-cadre survenait dès lors que son montant maximal était atteint et que l’attribution postérieure d’un nouveau marché subséquent en application de cet accord-cadre était de ce fait illicite.

Toutefois, dans son arrêt du 14 juillet 2022 Epic Financial Consulting, la cour relativise le caractère absolu du montant maximal des accords-cadres, en précisant que des marchés subséquents ou des bons de commande pouvaient être passés sur la base d’un accord-cadre dont le maximum aurait été atteint sous réserve que cette attribution ne constitue pas une modification substantielle du marché. Une modification est considérée comme substantielle au sens de l’article 72 de la directive 2014/24/UE du 26 février 2014 sur la passation des marchés publics lorsqu’elle rend le marché ou l’accord-cadre « sensiblement différent par nature de celui conclu au départ », par exemple si cette modification bouleverse l’équilibre économique du marché ou de l’accord-cadre en faveur du contractant ou bien élargit considérablement son champ d’application [7].

Cette précision apportée par la cour de justice de l’UE devrait permettre aux acheteurs publics de bénéficier de plus de souplesse dans la mise en œuvre des accords-cadres qu’ils concluent.

[1] Circulaire n° 6338-SG du 30 mars 2022 relative à l’exécution des contrats de la commande publique dans le contexte actuel de hausse des prix de certaines matières premières commentée dans la Newsletter Droit public du 14/06/2022

[2] ou de la durée du contrat.

[3] R. 2194-3 du code de la commande publique : « Lorsque le marché est conclu par un pouvoir adjudicateur, le montant de la modification prévue à l’article R. 2194-2 ne peut être supérieur à 50 % du montant du marché initial […] »

[4] CE, 30 mars 1916, Compagnie générale d’éclairage de Bordeaux, n° 59928

[5] L. 6 du code de la commande publique : « […] 3° Lorsque survient un événement extérieur aux parties, imprévisible et bouleversant temporairement l’équilibre du contrat, le cocontractant, qui en poursuit l’exécution, a droit à une indemnité ;

4° L’autorité contractante peut modifier unilatéralement le contrat dans les conditions prévues par le présent code, sans en bouleverser l’équilibre. Le cocontractant a droit à une indemnisation, sous réserve des stipulations du contrat […] »

[6] CJUE, 17 juin 2021, Simonsen & Weel A/S c/ Region Nordjylland og Region Syddanmark, aff. C-23/20 commenté dans la Newsletter Droit public du 10.12.2021

[7] Directive 2014/24/UE du 26 février 2014, art. 72 : « 4. […] une modification est considérée comme substantielle lorsqu’une au moins des conditions suivantes est remplie :

a) elle introduit des conditions qui, si elles avaient été incluses dans la procédure initiale de passation de marché, auraient permis l’admission d’autres candidats que ceux retenus initialement ou l’acceptation d’une offre autre que celle initialement acceptée ou auraient attiré davantage de participants à la procédure de passation de marché ;

b) elle modifie l’équilibre économique du marché ou de l’accord-cadre en faveur du contractant d’une manière qui n’était pas prévue dans le marché ou l’accord-cadre initial ;

c) elle élargit considérablement le champ d’application du marché ou de l’accord-cadre ;

d) lorsqu’un nouveau contractant remplace celui auquel le pouvoir adjudicateur a initialement attribué le marché […] »