Responsabilité pénale des personnes morales, un revirement logique et nécessaire – Option Finance du 11 janvier 2020
Tribune de Lionel Lesur, associé, et Laura Isabelle Danet, collaboratrice, de notre équipe Corporate – Fusions & Acquisitions publiée dans Option Finance n° 1589 du 11 janvier 2021.
Une société absorbante peut désormais être pénalement condamnée pour des faits commis avant la fusion par la société absorbée. Si un tel revirement est logique, il convient néanmoins d’anticiper ses conséquences et éventuels développements [1].
Le 25 novembre 2020, la Chambre criminelle de la Cour de cassation, réunie en formation solennelle, a fait preuve d’un pragmatisme bienvenu, dans un arrêt dont il convient de souligner l’importance majeure, jugeant qu’une société absorbante pouvait être, à certaines conditions, pénalement condamnée à une peine d’amende ou de confiscation pour une infraction commise avant la réalisation de la fusion-absorption par la société absorbée [2].
Le double prisme du revirement jurisprudentiel
Si les faits de l’arrêt commenté sont plutôt classiques [3], deux apports substantiels peuvent en être tirés.
D’une part, la Cour de cassation réaffirme et généralise l’hypothèse de la fraude, qui corrompt tout (fraus omnia corrumpit), permettant au juge de prononcer toute sanction pénale applicable aux personnes morales, y compris non patrimoniale, visées aux articles 131-37 et, par renvoi, 131-39 du Code pénal (telles que la fermeture définitive des établissements ayant servi à commettre les faits incriminés, l’exclusion des marchés publics ou encore l’affichage ou la diffusion de la décision prononcée) à l’encontre d’une société absorbante si l’objectif de la fusion-absorption était de faire échapper la société absorbée à sa responsabilité pénale.
Bien que la Chambre criminelle n’ait jamais eu l’opportunité de statuer sur le principe de transfert de responsabilité pénale à la société absorbante dans l’hypothèse de la fraude, elle précise que son arrêt ne saurait pour autant constituer un revirement de jurisprudence au regard de sa doctrine sur le sujet, sa solution pouvant, par conséquent, s’appliquer à toutes opérations de fusions-absorption réalisées avant le 25 novembre 2020.
D’autre part, il est dorénavant loisible au juge ayant constaté l’existence d’une fusion-absorption, entrant dans le champ de la directive 78/855/CEE du 9 octobre 1978, codifiée par la directive (UE) 2017/1132 (dite « Directive Fusion ») [4], réalisée postérieurement à l’arrêt du 25 novembre 2020, de condamner pénalement la société absorbante à une peine d’amende ou de confiscation pour des faits commis avant la réalisation de ladite opération par la société absorbée. Il s’agit d’une profonde révolution eu égard à la position inverse qu’a longtemps soutenu la Chambre criminelle.
Néanmoins, celle-ci, qui a fait preuve d’une grande pédagogie dans sa décision rendue le 25 novembre 2020, a strictement limité la portée de son revirement, tant matériellement que temporellement.
Pour mémoire, aux termes de la Directive Fusion, une fusion par absorption se définit par « l’opération par laquelle une ou plusieurs sociétés transfèrent à une autre, par suite de leur dissolution sans liquidation, l’ensemble de leur actif et passif moyennant l’attribution aux actionnaires de la ou des sociétés absorbées d’actions de la société absorbante […] ».
Tout d’abord, l’arrêt commenté vise uniquement la fusion-absorption de sociétés anonymes, ou, telles qu’explicitement visées par la note explicative de la Cour de cassation, de sociétés par actions simplifiées [5], consistant en un transfert de l’ensemble du patrimoine de la société absorbée à la société absorbante à la suite d’une dissolution sans liquidation. Ce revirement devrait également être applicable aux sociétés en commandite par actions [6].
Ensuite, la Chambre criminelle s’est précisément fondée sur cette transmission universelle du patrimoine, au cœur du mécanisme de fusion-absorption visée par l’arrêt, pour circonscrire les peines applicables aux peines strictement patrimoniales que sont l’amende et la confiscation, lesquelles peuvent, néanmoins, donner également lieu, de manière générale, à une inscription au casier judiciaire.
Enfin, conformément au principe de prévisibilité juridique prévu à l’article 7 de la Convention européenne des droits de l’homme et celui, en découlant, de sécurité juridique, la solution de l’arrêt de la Chambre criminelle n’est applicable que dans l’hypothèse où la réalisation de la fusion-absorption est postérieure au 25 novembre 2020.Une évolution conforme à la nature économique de l’opération de fusion-absorption et à la position européenne
Jusqu’à présent, la Chambre criminelle se fondait sur la prééminence du principe à valeur constitutionnelle de personnalité des peines en matière pénale prévu à l’article 121-1 du Code pénal [7], selon lequel « nul n’est responsable pénalement que de son propre fait », pour affirmer qu’il n’était pas possible de poursuivre pénalement une société absorbante pour des faits commis par une société absorbée avant la fusion-absorption [8].
Faisant preuve d’anthropomorphisme juridique, la Chambre criminelle affirmait que la réalisation de la fusion-absorption faisait perdre à la société absorbée son existence juridique et, partant, éteignait purement et simplement l’action publique, au même titre que le décès pour une personne physique. Il n’était donc pas concevable de condamner la société absorbante pour des faits commis avant la réalisation de l’opération par la société absorbée, la dissolution de la société absorbée empêchant l’exécution de la peine conformément à l’article 133-1 du Code pénal.
Dès lors, pour que l’absorbante soit contrainte à s’acquitter de l’amende pénale (sans, pour autant, être déclarée coupable), celle-ci devait être définitivement fixée avant la réalisation de la fusion-absorption.
D’autres pans du droit français, notamment le droit de la concurrence, se sont toutefois rapidement opposés à cette position, contraire aux contraintes de la vie des affaires, se fondant sur le concept d’« entreprise » et de son évidente continuité économique et fonctionnelle et effaçant celui, plus statique, de « société » dont le régime ne saurait, de par la nature même d’une personne morale, être aligné sur celui des personnes physiques [9]. Un tel raisonnement avait été validé par le Conseil constitutionnel, selon lequel l’application du principe de personnalité des peines devait être modulé par l’objectif de la sanction, s’appuyant notamment sur « la mutabilité des formes juridiques sous lesquelles s’exercent les activités économiques concernées » [10]. Le Conseil d’Etat a également admis, bien avant la Cour de cassation, ce principe en matière fiscale et de régulation financière [11].
La position historique de la Cour de cassation, difficilement tenable au regard des considérations économiques, devait, dès lors, être réexaminée en ce qu’elle ne tenait nullement compte de la spécificité des personnes morales, libres de se transformer sans pour autant être liquidées, ignorant ainsi la réalité économique.
Le 25 novembre dernier, la Chambre criminelle a fait preuve de pragmatisme en tirant toutes les conséquences de l’article L. 236-3 du Code de commerce selon lequel la fusion-absorption d’une société entraîne sa dissolution, mais non sa liquidation. Elle disparaît ainsi en transmettant universellement son patrimoine à la société absorbante. Il en résulte que cette dernière se substitue intégralement à la société absorbée dans tous ses biens, droits et obligations. En creux, apparaît l’idée selon laquelle la société absorbée survit économiquement et fonctionnellement au sein de la structure de la société absorbante, qui, de fait, ne saurait véritablement constituer « autrui » au regard de l’article 121-1 du Code pénal. A défaut d’un tel transfert de patrimoine, la personne morale disparaîtrait et sa responsabilité serait, en tout état de cause, éteinte.
Par cet arrêt, la Chambre criminelle se conforme ainsi, après y avoir résisté pendant des années, à la position de la Cour de justice de l’Union européenne (« CJUE ») et de la Cour européenne des droits de l’homme (« CEDH »).
Pour la CJUE, il apparaît clairement qu’une fusion-absorption au sens de la Directive Fusion entraîne la transmission de la responsabilité pénale de la société absorbée à la société absorbante et, mécaniquement, de l’obligation de s’acquitter d’une amende infligée par une décision définitive postérieurement à la réalisation de la fusion, bien que les faits avaient été commis par la société absorbée avant la réalisation de la fusion [12]. Si la disparition de la société absorbée n’est pas niée par les juges de Luxembourg, il ressort de l’arrêt que le patrimoine transmis par la société absorbée, lequel ne fait l’objet d’aucune définition, inclut bien sa responsabilité pénale. Une telle interprétation concourt notamment à l’objectif de protection des intérêts des tiers de la Directive Fusion, ces tiers ne pouvant être lésés par la dissolution de la société absorbée. Dès lors, il en résulte qu’une société absorbante peut être tenue responsable des infractions commises avant la réalisation de la fusion par la société absorbée.
Cet arrêt n’a, toutefois, pas permis, à lui seul, l’évolution de la position civiliste de la Cour de cassation tenue d’interpréter le droit interne conformément au droit de l’Union européenne, cette interprétation ne pouvant toutefois produire un effet direct à l’encontre d’un particulier.
La pierre angulaire du revirement de jurisprudence de la Cour de cassation se trouve, en réalité, dans la décision rendue par la CEDH le 24 octobre 2019 [13]. Il infère du principe de continuité économique entre la société absorbante et la société absorbée que le fait d’infliger une amende civile à une société absorbante pour des actes restrictifs de concurrence commis avant la réalisation de l’opération de fusion par la société absorbée ne porte pas atteinte au principe de personnalité des peines.
Cette décision constituait l’opportunité parfaite pour permettre à la Chambre criminelle de privilégier une approche économique conforme au droit de l’Union européenne et reconnaître une éventuelle condamnation pénale de la société absorbante pour des faits commis avant la réalisation de la fusion par la société absorbée.
Une acceptation des réalités économiques des opérations de fusion-absorption appelant des clarifications et incitant à une vigilance accrue
L’arrêt commenté condamne, explicitement et en tout état de cause, l’art de l’esquive qui consistait à éluder l’article 121-2 du Code pénal en organisant la réalisation d’une opération de fusion d’une société, utilisée alors comme subterfuge, pour éviter une éventuelle condamnation pénale. En refusant une telle instrumentalisation, la Chambre criminelle s’inscrit dans un mouvement général de moralisation de la vie des affaires.
Pour autant, cette position suscite autant de questions qu’elle soulève d’incertitudes.
En effet, la décision vise simplement l’« existence d’une fraude à la loi », sans préciser si le motif frauduleux doit être exclusif de tout autre motif ou s’il est loisible au juge de rechercher la responsabilité de la société absorbante pour des faits commis avant la réalisation de l’opération de fusion par la société absorbée dès lors qu’il considère que la fusion est dépourvue de rationalité économique ou encore que sa réalisation a été précipitée.
Au-delà de cette considération, l’arrêt se heurte, de toute évidence, à la difficulté de la preuve de la fraude, tant pour la déceler que pour l’appréhender. L’intention frauduleuse est, bien souvent, astucieusement masquée par d’autres motifs, tant économiques ou stratégiques que financiers [14].
Plus largement, les interrogations suscitées par cet arrêt ne se restreignent, malheureusement, pas à la seule hypothèse de la fraude. En effet, si la Chambre criminelle limite l’application de ce revirement aux seules fusions-absorption visées par la Directive Fusion, il convient de s’interroger, en premier lieu, sur l’inévitable articulation de cet arrêt avec les dispositions du Code de commerce qui visent indistinctement les fusions entre sociétés commerciales.
En outre, le périmètre des opérations, dès lors que celles-ci impliquent la disparition de la personne morale in fine pénalement condamnée (telles que la dissolution d’une société sur le fondement de l’article 1844-5 du Code civil, la fusion par création d’une société nouvelle ou encore la scission [15]), et des infractions susceptibles d’être visées à terme reste encore incertain. Eu égard à l’importance que la Chambre criminelle a donné à son arrêt, ce périmètre a très certainement vocation à évoluer à chaque opportunité offerte à la Cour de cassation [16] ou sous l’impulsion du législateur.
L’arrêt rendu par la Chambre criminelle s’inscrit, en outre, dans un mouvement, plus large, de rationalisation du droit des affaires, visant notamment à favoriser les poursuites des personnes morales, généralement plus solvables que les personnes physiques. Un tel mouvement accentue encore davantage le développement d’un droit pénal français transactionnel, guidé par un souci croissant d’efficacité des sanctions pénales, s’illustrant notamment par l’introduction du mécanisme de la convention judiciaire d’intérêt public par la loi du 9 décembre 2016 [17] (loi « Sapin II »). Son champ d’application est encore limité à certaines infractions, dont la corruption et la fraude fiscale, mais il pourrait se voir utilement élargi à l’aune de l’arrêt commenté.
Il convient enfin de tirer les premières conséquences de cet arrêt afin d’accroître la vigilance des acteurs économiques.
Une attention spécifique devra être prêtée lors des restructurations intra-groupe, notamment en raison des risques financier et réputationnel liés, au regard du refus ostensible de la Cour de cassation d’instrumentaliser l’opération de fusion. Il devient délicat, pour un groupe, dans le prolongement de ce revirement de jurisprudence, de mettre en place une politique de la terre brûlée en effaçant, purement et simplement, l’ardoise pénale de ses filiales par le truchement d’une opération de fusion.
Au-delà de cette hypothèse, le risque pénal devra être appréhendé de manière très stricte dans le cadre de la réalisation d’opérations d’acquisition. Ainsi, l’audit de la cible (plus spécifiquement de son passif), qui précède l’acquisition, devra faire l’objet d’une vigilance accrue, particulièrement si celle-ci a récemment bénéficié d’une transmission universelle de patrimoine.
S’il paraît difficile de déceler, dans le cadre limité d’un audit d’acquisition, les infractions pénales commises par les sociétés qu’auraient pu absorber la cible (notamment les infractions fiscales, les atteintes à l’environnement ou en matière de corruption), les due diligences ne pourront plus se contenter de survoler ce risque significatif. Elles devront en approfondir l’analyse (idéalement, en menant une recherche ciblée dans les e-mails et/ou des entretiens avec les opérationnels pertinents de la cible). A ce titre, les due diligences devront également prendre en compte le risque éventuel de qualification de la récidive relatif à toute prochaine infraction similaire éventuellement commise par l’absorbante.
En tout état de cause, il pourrait être également pertinent de procéder, postérieurement à l’acquisition, à un audit plus approfondi de la cible ainsi acquise afin d’établir une cartographie aussi précise que possible des risques encourus et tenter d’y remédier, particulièrement lorsqu’il s’agit de secteurs considérés sensibles ou lorsque la cible entretenait des relations avec des pays particulièrement à risque.
Compte tenu de cette difficulté, également liée au calendrier généralement serré des opérations, l’impact de l’arrêt de la Chambre criminelle devrait se matérialiser au stade de la négociation du contrat de cession de la cible plutôt que sur la détermination du prix. En effet, les déclarations et garanties du(es) vendeur(s)/garant(s) devront nécessairement prendre précisément en compte le risque pénal, potentiellement significatif, identifié – ou non – lors de l’audit. Un tel mouvement pourrait d’ailleurs encore accélérer le développement et l’expansion des assurances « garantie de passif » pour pallier la réticence des vendeurs à accorder les garanties nécessaires, y compris en termes de plafond, de durée et de risque de condamnation civile résultant du risque pénal identifié, dans le contrat de cession.
Admettre le principe d’une éventuelle responsabilité pénale de la société absorbante ne saurait, dès lors, constituer qu’une première étape. Il n’y a nul doute que la Chambre criminelle n’en clarifie rapidement le régime.
[1] Les auteurs souhaitent remercier Michel Sapin, Senior Advisor au sein du cabinet Franklin pour sa précieuse contribution.
[2] Cass., crim., 25 nov. 2020, n° 18-86.955.
[3] Voir « Responsabilité pénale de la société absorbante pour des faits commis par la société absorbée », Dalloz, J. Gallois, 10 déc. 2020.
[4] Directive 78/855 du 9 octobre 1978 relative à la fusion des sociétés anonymes, codifiée en dernier lieu par la directive (UE) 2017/1132 du Parlement européen et du Conseil du 14 juin 2017.
[5] « Note explicative relative à l’arrêt n° 2333 du 25 novembre 2020 (chambre criminelle) », 25 nov. 2020 par la Cour de cassation.
[6] Conformément à l’article L. 226-1 du Code de commerce, la SCA n’est, en effet, qu’une forme de sociétés par actions.
[7] Cons., const., 16 juin 1999, n° 99-411 DC.
[8] Cass., crim., 25 oct. 2016, n° 16-80.366.
[9] Cass., com., 21 janv. 2014, n° 12-29.166.
[10] Cons., constit., 18 mai 2016, décision n° 2016-542 QPC.
[11] CE 23 juil. 2014, n° 359902.
[12] CJUE, 5 mars 2015, C-343/13.
[13] CEDH, 24 oct. 2019, Carrefour France c. France, n° 37858/14.
[15] Il est moins certain que cela s’applique à l’apport partiel d’actif qui n’entraîne pas la disparition d’une entité partie à l’opération.
[16] e.g., Cass., civ. 3ème, 26 nov. 2020, n° 19-17.824.
[17] L. n° 2016-1691, 9 déc. 2016, JO 10 déc.